La confiance est un sport de combat
La crise de confiance touche la plupart des institutions. Les entreprises sont encore préservées, mais jusqu’à quand?
Environ 58% des salariés disent se tourner vers leur employeur pour obtenir des informations fiables sur des questions sociétales controversées. Selon la dernière édition du Trust Barometer d’Edelman, la relation des citoyens avec « leur employeur » reste en effet forte. Il n’en reste pas moins vrai que cette confiance risque de s’affaisser au fur et à mesure que croît la demande sociale qui s’adresse aux entreprises : lutte contre les inégalités, érosion de la biodiversité, dérèglement climatique, baisse de la productivité qui fait craindre une stagnation séculaire… Si elles doivent tout faire, notamment en lieu et place d’Etats limités par leurs frontières et la faiblesse de leurs ressources, il est à craindre qu’elles décevront. La crise de l’Etat Providence se muerait alors en crise de l’Entreprise Providence. Et à l’encontre de celles qui revendiqueraient ce rôle — ce qui est de plus en plus fréquent —, il sera facile de crier au washing.
C’est l’idée qu’avance Jean-Philippe Vergne (Ivey Business School), Steffen Brenner (Copenhagen Business School) et Georg Wernicke (HEC Paris Business School) : les entreprises qui s’impliquent dans des activités philanthropiques sont ensuite davantage critiquées par les médias lorsqu’elles accordent des salaires excessifs à leurs P-DG. Les activités positives et altruistes d’une entreprise renforcent donc la critique en cas de cupidité du P-DG. C’est la raison pour laquelle plus on revendique l’intérêt général, plus le risque est grand de susciter la méfiance.
L’opinion, une nouvelle force incontournable
Relire le philosophe André Comte-Sponville est à cet égard très éclairant. Il défend, dans son livre « Le capitalisme est-il moral ? », l’idée selon laquelle les entreprises (comme les sciences) ne sont guidées dans leurs actions que par le couple possible/impossible. Ce qui présente un incontestable danger mais que viennent limiter l’opinion – qui définit l’admissible et l’inadmissible, le droit – le légal et l’illégal – et la morale (qui, n’étant qu’individuelle, est celle du chef d’entreprise et plus généralement des décideurs) – le bon et le mauvais. L’opinion ne figure pas parmi les ordres définis par André Comte-Sponville mais il nous a paru néanmoins devoir être rajoutée, pour deux raisons : elle a acquis une force considérable dans les années récentes, elle joue en partie le rôle de régulateur dévolu aux institutions dans une mondialisation sans gouvernance.
Faites prévaloir un de ces couples sur les autres et vous générerez inévitablement la confusion : l’économisme si vous plaidez la souveraineté absolue des entreprises, le populisme celle de l’opinion, l’étatisme celle du droit et enfin l’angélisme celle de la morale. Une approche raisonnable et réaliste conduit à reconnaître son champ spécifique, qui n’empêche pas de s’articuler avec les autres, jusqu’à pouvoir assumer le « ET », en revendiquant d’être mues par un projet lucratif « ET » par les évolutions de l’opinion « ET » par le respect du droit « ET » éventuellement, par la morale de ses décideurs. Une clarification salutaire qui implique plusieurs choses.
1- Dans le champ du possible et de l’impossible
– L’entreprise ne doit pas revendiquer agir pour l’intérêt général mais pour son propre projet (purpose) et l’indispensable boussole des profits présents et futurs, sachant que les seconds ont, contrairement à ce que diffuse la doxa, plus d’importance que les premiers. Les travaux d’Associés en Finance montrent que depuis 2005, le poids des dix premières années de flux de trésorerie prévisionnels des entreprises françaises représente 60% de la capitalisation boursière en moyenne, et cette part a eu tendance à diminuer depuis 2016. La valeur de marché d’une entreprise s’explique donc à hauteur de 40% par les flux de trésorerie qu’elle sera capable de générer au-delà de dix ans. Elle doit assumer son caractère lucratif, en premier lieu, parce qu’il n’y a pas de projet sans ressources et que les ressources financières sont les seules à être immédiatement convertibles (on achète des ressources humaines de qualité ou une marque reconnue avec des ressources financières mais pas l’inverse) ; ensuite parce que personne (et notamment pas l’école des parties prenantes) n’a fourni à ce jour un instrument d’arbitrage meilleur que la rentabilité présente et future.
– L’entreprise doit définir ses engagements extra-financiers à partir de l’analyse de ses risques et de ses opportunités business. Il ne s’agit donc pas d’intérêt général ou de vertu. Dans le Global Risks Report 2020, publié en amont du forum économique mondial de Davos, les cinq premières entrées de la liste des risques les plus susceptibles de survenir à l’horizon 2030 sont, pour la première fois, liées au climat et à l’environnement. Cette approche par les risques peut apparaître cynique mais elle a l’avantage d’être vraiment transformatrice : on oublie, par exemple, que dans les entreprises, il n’y a pas que des millénials bien intentionnés mais aussi de très nombreux collaborateurs hostiles à la transformation, que l’idéologie ne fera pas bouger d’un pouce à la différence d’une prise de conscience des risques. Idem pour beaucoup d’autres parties prenantes, au premier chef desquels les actionnaires.
2- Dans l’ordre de l’acceptable et de l’inacceptable
L’entreprise doit devenir une machine à comprendre et gérer l’opinion (interne comme externe). L’opinion n’est pas un risque, comme on le dit souvent. D’une part, parce que son rôle est de mettre à l’agenda des risques et de revendiquer leur prise en compte, et non de les créer. D’autre part, parce qu’elle recèle autant d’opportunités que de menaces. Enfin, parce qu’elle est réfutable : l’opinion ne dit pas le vrai ou le faux (à la différence du risque qui existe ou qui n’existe pas). En d’autres termes, la gestion de l’opinion est tout à la fois la science d’apprécier la consistance des risques qu’elle révèle, d’y puiser des sources de business mais aussi d’assumer la controverse ; «d’entrer dans l’arène» comme le suggère Bernard Sananes. Elle doit prendre la parole sur des sujets polémiques tels que le supposé excès de distribution de dividendes par les entreprises du CAC 40 : les 50 milliards distribués en 2019 ne représentent que 2,5% de la capitalisation boursière des entreprises concernées. L’entreprise doit devenir un pédagogue autant qu’un accusé.
3- Dans l’ordre du légal et de l’illégal
L’entreprise ne doit pas céder au piège de l’auto-régulation ; en grande partie responsable du report sur elle d’une régulation qui devrait incomber à d’autres, notamment aux institutions (au premier chef desquels, l’Etat). Il faut parfois leur renvoyer la responsabilité du règlement d’un problème : « Je vais prendre ma part pour lutter contre les inégalités mais l’essentiel est entre vos mains » ; « Je vais réduire mes délais fournisseurs mais le mieux serait une réglementation qui égaliserait les conditions de concurrence »… De ce point de vue, la coalition formée en 2017 entre ONG (Nature Conservancy, Conservation International..), personnalités (l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, le physicien Stephen Hawking…) et grandes entreprises (General Motors, Unilever, Pepsi mais surtout BP, ExxonMobil, Shell et Total) afin de promouvoir un projet de taxe carbone aux Etats-Unis est une voie inspirante. Et il est vraisemblable que les plateformes internet vont très vite s’en inspirer, tant le traitement de leurs externalités multiples les « dépassent »
4- Dans l’ordre du bien et du mal
Enfin, l’entreprise ne doit pas se parer de morale : on voit mal une corporation définir et surtout imposer sa vision du bien et du mal. Ses collaborateurs en ont éventuellement une et quand il s’agit de celle de ses dirigeants, elle peut influencer la conduite du business. Mais cela reste aléatoire. En revanche, si la morale traditionnelle ne s’applique pas dans le monde du travail, celui-ci est fortement régi par une éthique professionnelle. Et bien des accidents graves sont dus à son non respect. Quand les pilotes d’essai du 737 max qui s’aperçoivent des dysfonctionnements des simulateurs de vols qui allaient conduire à des crashs meurtriers, ne lancent pas l’alerte et préfèrent l’ironie en concluant : « Cet avion est conçu par des bouffons, qui en retour sont supervisés par des singes », on sent que le sujet est l’absence totale de repères, encore plus dommageable que le purpose de l’entreprise aurait pu les orienter (« connect, protect, explore and inspire the world through aerospace innovation »). L’entreprise ne doit certainement pas faire la morale ; en revanche elle doit faire émerger, cristalliser et déployer une sévère éthique professionnelle.
Ne pas se contenter d’être exact, être sincère
En définitive, c’est en étant d’une très grande clarté sur leur champ de compétences et de responsabilités, que les entreprises éviteront les fausses promesses ou les surpromesses qui nuisent gravement à la confiance. C’est le message qu’essaient de faire passer les entreprises engagées dans la transition énergétique (et moins celles, il est vrai, qui se créent sans avoir à gérer le passé). Patrick Pouyanné, le Président de Total, répète par exemple « que les entreprises sont une partie du problème et doivent devenir une partie de la solution ». En d’autres termes, le premier et le plus important levier de la confiance est la clarté.
Le deuxième est la constance. Pour expliquer cette idée, la communication financière parle d’homogénéité, c’est-à-dire de la stabilité dans la durée d’indicateurs exacts et sincères (le fait de ne pas vouloir induire en erreur) : une data peut être vraie mais insincère, par exemple lorsqu’une entreprise se félicite d’avoir 60% de ses usines certifiées 14001 (vrai), oubliant de préciser que les 40% restants génèrent 70% de son empreinte carbone (insincère). Dans un monde qui facilite plus que jamais la critique, la communication doit offrir une continuité de discours et d’actions qui permet l’épreuve de la vérification. Avec deux conséquences : l’importance de la certification par des tiers qui assurent la comparabilité des indicateurs (BCorp, intégration des externalités dans la comptabilité), et non par un maquis de labels qui ouvrent la voie à la suspicion ; l’obligation de rapporter ce qu’on appelle les preuves – « J’ai ouvert tel site », « J’ai nommé tant de femmes dans mes Codir », … — à ces indicateurs incontestables. En d’autres termes, qu’elle porte sur le fond ou sur l’anecdotique, l’information de l’entreprise doit être certifiée.
Enfin, le troisième levier de confiance est la considération. Dans la sphère personnelle, pour donner envie de nouer une relation, il faut souvent montrer aux autres que l’on a des points de ressemblance et pour cela, se dévoiler a minima. Se livrer crée du lien puisqu’on se dit que l’individu que l’on a face à soi montre un peu de vulnérabilité. Au Japon, un célèbre adage dit « s’enivrer ensemble le soir après le travail est une preuve de savoir se détendre entre amis et donc d’être digne de confiance. » Il en est de même pour l’entreprise ; il faut revendiquer que l’on est imparfait mais en progrès constant.
Combattre l’arrogance du sachant
Il faut ensuite témoigner de son empathie, combattre la pente naturelle de l’arrogance du sachant qui méprise « l’expertise d’usage », qui est portée par les utilisateurs qui disposent d’un savoir empirique sur un objet donné. L’écoute et le dialogue (même musclé) doivent devenir une discipline cardinale de la communication. Des initiatives comme celle de Veolia, qui associe à sa réflexion stratégique un comité de Critical Friends, dont la présidence est confiée à une personnalité indépendante, montre la voie.
Enfin, il faut rendre la communication accessible au plus grand nombre (un problème de conception et de diffusion). On peut cibler, personnaliser… mais tous doivent pouvoir retrouver toute l’information. Et sus aux postures élitaires qui la réserve à ceux jugés « dignes » (communication aux managers, par exemple). Pensons à ces exemples d’entreprise – Danone, Orange ou encore Décathlon- qui savent embarquer très large. C’est une voie à suivre à l’heure où l’entreprise prend une place de plus en plus importante dans le débat public.