Moins d’efforts, plus d’effets. La langue provocative
« provocatif »
Adjectif de la langue française signifiant :
« ce qui a la vertu de susciter, de faire naître, de provoquer quelque chose ».
Du latin provocare : « appeler au dehors, faire sortir, faire naître ».
Il existe en linguistique un concept fort intéressant qui porte le beau nom de « pertinence ». Est considéré « pertinent » un énoncé qui, étant donné le contexte d’énonciation du locuteur et l’horizon d’interprétation du ou des destinataire(s), donne les informations nécessaires et suffisantes, ni plus ni moins. Est donc pertinent un énoncé qui, d’une part, ne prend pas la peine de dire explicitement ce que le contexte permet de comprendre : arrêter de vouloir tout baliser, dire, redire et re-redire ; refréner le désir de tout verrouiller ; fuir la saturation. Et, d’autre part, est pertinent un énoncé qui n’exige pas plus d’efforts cognitifs que nécessaire pour le comprendre.
Issue des maximes conversationnelles* développées par Paul Grice (1913-1988), reprise ultérieurement par Dan Sperber et Deirdre Wilson, la pertinence se pose comme un critère d’optimisation de l’efficacité d’un échange : « il existe une propriété unique – la pertinence – qui détermine quelle information particulière retiendra l’attention d’un individu à un moment donné. »**
Du relief au langage d’entreprise
Contrairement à ce qu’on pourrait donc se dire, il ne s’agit pas de faire très compliqué pour être pertinent : il faut même au contraire s’économiser le coût d’un discours saturé et omniscient, et épargner le coût d’un labeur inutile à ses audiences… Mais alors, « on nivelle par le bas ! », se récrient ceux qui ont à cœur de faire « grandir » leurs parties prenantes. C’est un risque. Un risque dont on peut se garder en cultivant ce que j’appelle « la langue provocative ». Moins d’efforts, certes, mais plus d’effets, alors ! « Provocatif », au sens français du terme, et pas anglo-saxon : au sens des effets provoqués, pas de la provocation gratuite. Le « provocatif », c’est la meilleure manière de dire beaucoup sans dire tout (donc trop), de fertiliser sans saturer.
La première vertu de cette langue provocative est de créer de l’émotion (au sens premier du terme – é-mouvoir : « mettre en mouvement »). Moyen d’y parvenir : redonner de la chair et de l’épaisseur au langage, cesser de l’utiliser comme un simple instrument, reprendre conscience de son existence matérielle. On croit que l’efficacité du langage consiste à se faire oublier, à être le pur véhicule de messages. Non. Le langage connote, trouble, bouscule, chatouille, gratouille. Il se doit d’introduire des frottements cognitifs et de donner à penser (sans jamais l’exiger explicitement de son lecteur) : pour cela, faire ré-entendre le sens premier d’un mot pour en remotiver le sens, introduire de la poésie dans un contexte qui ne l’appelle pas, savoir maltraiter la langue en introduisant des perturbations (la langue pure n’est pas une langue provocative), laisser des sens inouïs et inédits advenir, chérir les télescopages, et cætera. Introduire un trouble dans le discours, donc, pour passer du lisse au ramifié, du plan au diffracté, du transparent au clair-obscur (et donc au relief !), et abandonner une certaine conception de la communication, pensée sur le modèle de la propagation d’ondes sans obstacle.
La nouvelle communication est une conversation
La métaphore vive, celle qui fait écart, qui fait lire ou entendre la « matière » langue, est à ce titre un incontournable de la langue provocative. Introduisant de la « concentration » (au sens chimique du terme : l’accroissement d’intensité au principe actif d’une solution), fabriquant des recoins favorables à la germination de l’émotion, elle contribue fortement à la performativité mobilisatrice des textes. Et au fait que l’auditeur ou le lecteur puisse se sentir réellement « concerné » par un texte : en écoutant ou en lisant, il co-écrit – c’est le secret des textes qui mobilisent leurs lecteurs, comme le génial Umberto Eco l’avait analysé dans son livre fondateur Lector in fabula (littéralement : « le lecteur est dans la fable »), avec ses concepts de « coopération interprétative du lecteur » et d’« œuvre ouverte » (versus « fermée »…). Le destinataire participe, il débat, il s’identifie, il s’approprie, il transforme pour soi le sujet proposé. Il entre dans une conversation – sans avoir besoin pour cela de tchater en direct sur un réseau social.
Ce que la langue provocative permet aussi de retrouver, c’est le « plaisir du texte »***. Des deux côtés, récepteur mais aussi émetteur : « Si je lis avec plaisir cette phrase, cette histoire ou ce mot, c’est qu’ils ont été écrits avec plaisir. » Renouer avec un rapport ludique au langage qui ouvrent les horizons et les possibles : « que les jeux ne soient pas faits : qu’il y ait un jeu. » Provoquer des effets dérivés : « le texte (…) produit en moi le meilleur plaisir s’il parvient à se faire écouter indirectement ; si, le lisant, je suis entraîné à souvent lever la tête, à entendre autre chose ». Produire des changements chez celui qui lit ou écoute : le faire réfléchir ou agir, rire ou retenir ses larmes, se motiver ou avoir envie de venir voir de plus près ce que vous vendez… C’est selon les objectifs. Mais, dans tous les cas, tout sauf une langue qui laisse indifférent.
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*On ne doit pas trop ni trop peu en dire, on ne doit dire que des choses vraies que l’on sait de source sûre, on doit être clair, on doit être pertinent.
**Dan Sperber et Deirdre Wilson, La Pertinence. Communication et cognition, traduit de l’anglais par Abel Gerschenfeld et Dan Sperber, Paris, Les Editions de Minuit, 1989.
***Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973. Les citations qui suivent en sont issues.
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