Les CEO sur une ligne de crête
Différents sondages aux USA l’ont montré ces derniers mois : l’opinion publique est de plus en plus favorable à ce que les CEO s’engagent sur des sujets de société tels que les inégalités, notamment raciales. En 2020, 68% des répondants à une enquête réalisée par Harris Poll considéraient que les présidents des grandes entreprises avaient la responsabilité, afin de faire bouger les législations, de prendre position sur de telles questions. Ils n’étaient que 59 % à en être convaincus en 2019.
L’exemple (ou le contre-exemple) Joe Kaeser Siemens
L’ancien Président du groupe Siemens, Joe Kaeser pourrait passer pour une icône aux yeux de cette majorité d’américains défendant la nécessaire incursion des CEO dans le débat public. Pris en exemple par Alexandra Palt, directrice générale de la Responsabilité sociétale et environnementale (RSE) de L’Oréal dans son récent essai Activist Capitalism, Joe Kaeser s’est régulièrement invité dans le débat politique allemand sur les réseaux sociaux, que ce soit pour défendre ceux qui venaient en aide aux migrants en 2019 (« Les personnes qui sauvent des vies ne devraient pas être arrêtées. Les personnes qui tuent, sèment la haine et la violence devraient le faire. ») ou relativiser le port du voile (« Mieux vaut une fille portant le voile plutôt qu’une fille au Bund Deutscher Mädel »).
Des prises de position qui ont valu à Joe Kaeser un certain nombre de critiques émanant des parties prenantes constituantes de l’entreprise. Les actionnaires lui reprochant notamment de prendre ces positions en son nom, en dehors de ses fonctions de chef d’entreprise, sans concertation ni prise en compte de celle-ci (on notera d’ailleurs qu’il finira par être remplacé par un profil plus technocratique et plus policé _ même si les motifs de son éviction ne peuvent bien entendu pas s’expliquer principalement par ses prises de position).
Voilà en tous cas qui pose une question que l’on pourrait formuler de la manière suivante : Un CEO peut-il prendre position dans le débat public, en son nom et sans se soucier de l’entreprise dont il a la charge ?
Le CEO, emblème de marque
Si l’on réfléchit en termes d’identité marque, cela paraît tout de même difficile. L’image du CEO paraît peu dissociable de celle de l’entreprise qu’il dirige.
Ainsi, si on se réfère au modèle IPSE, l’identité d’une marque se construit autour de quatre attributs : l’idéologie, la personnalité, les signes et les emblèmes.
Comment ne pas considérer que le CEO constitue un emblème à part entière de son entreprise ? Comment imaginer que sa personnalité (dans une logique anthropomorphique) ne finisse par rejaillir sur celle de son entreprise ? Même Emmanuel Besnier, le bien silencieux CEO de Lactalis a, qu’il le veuille ou non un impact fort sur l’image du groupe Laitier qu’il préside et dont les traits de personnalité sont en totale adéquation avec les siennes : discrétion, distance ou encore culture du secret.
Il en va de même sans aucun doute pour l’attribut idéologie. Celle de l’entreprise et celle de son président finissent souvent par se confondre. Un CEO en activité, s’il souhaite que ses interventions ne se fassent pas au détriment de la marque, a tout intérêt à mener combats cohérents avec ceux de l’entreprise sous peine de brouiller fortement les cartes.
S’en tenir à des combats en lien avec la marque
Brian Amstrong, le médiatique CEO de l’entreprise Coinbase, spécialisée dans les cryptomonnaies, semble avoir fini par le comprendre après avoir pourtant cédé aux sirènes du débat public en prenant fait et cause pour la minorité noire américaine lors l’affaire Georges Floyd.
Amstrong a finalement décidé et annoncé quelques semaines plus tard, dans le blog de son entreprise, qu’on ne l’y reprendrait plus. Dans cet article intitulé Coinbase is a mission focused company, il explique ainsi pourquoi il ne prendra plus position que sur des sujets directement liés à la mission de l’entreprise (bringing economic freedom to people all over the world). Selon lui il existe un risque important que chacune de ses prises de position sur d’autres sujets soient susceptibles de “détruire beaucoup de valeur”, “en étant une distraction et en créant de la division en interne ».
Difficile de lui donner tort : exprimer des opinions sur des sujets, que l’on pourrait qualifier de « hors marque », c’est-à-dire sur lesquels l’entreprise ne peut avoir d’impact direct, semble constituer un pari risqué : celui de créer des clivages auprès des fameuses ressources de l’entreprise (au sens RSE du terme) ou encore de s’exposer outre mesure à un retour de bâton. Nike qui avait fait de Colin Kaepernic son icône en 2017, s’est ainsi vu reprocher ensuite ses incohérences, l’entreprise ayant souvent été accusée par exemple par le passé d’avoir fait ou de faire travailler des enfants dans ses usines délocalisées.
Un risque à prendre en compte également par les CEO, qui, nous l’avons dit, ne peuvent prétendre s’exprimer en leur nom propre sans lien avec leur marque. Un risque certainement sous-évalué par Emmanuel Faber, par exemple, lorsqu’il partageait dans les médias sa vision d’une nécessaire refonte du capitalisme financier : un discours par définition hors marque puisque Danone et son Président ne pouvaient prétendre s’y soustraire.
N’être ni en avance, ni en décalage
Si le champ des prises de position possibles des CEO sur des sujets si ce n’est politiques du moins sociétaux est donc sans doute restreint, il n’en est pas moins nul. Car si les marques restent légitimes pour s’exprimer sur un certain nombre de thèmes, alors leurs CEO le sont, par translation.
Avec un double « devoir »
Prendre des positions cohérentes avec les positions et les actions de l’entreprise et donc, si ce n’est définir, du moins appuyer l’idéologie de la marque,
Se montrer exemplaire, incarner la marque et donc son idéologie (et notamment la mission que se donne l’entreprise pour reprendre les termes de Brian Amstrong et les valeurs) dans leurs comportements et leur mode de vie et ce pour ne créer aucune dissonance.
C’est ce que n’ont pas peut-être pas réussi ces dernières années, dans des configurations différentes d’autres CEO médiatiques :
- Isabelle Kocher chez Engie, sans doute quelque peu en avance sur sa marque dans sa défense passionnée des énergies alternatives alors que son entreprise n’était pas (encore) prête à tourner la page du gaz.
- Carlos Ghosn dont le comportement, le style de vie dispendieux et la personnalité souvent taxée d’arrogante se sont avérés en décalage avec Renault (la marque de l’entreprise qu’il dirigeait) qui promouvait une mobilité qui rapproche.
Des prises de position fortes et engagées sur des sujets en lien avec la mission de l’entreprise et un comportement cohérent avec celle-ci : voilà qui dessine donc une ligne à suivre certes ténue mais assez claire pour les CEO. Ils pourront néanmoins s’appuyer sur quelques exemples. Comme celui de Michel Edouard Leclerc sur le terrain du pouvoir d’achat pour n’en citer qu’un dont chacun pourra s’inspirer pour trouver son ou ses combats et y associer les formes d’expression adéquates.