Mort aux « co », vraiment ?
Dans une tribune parue en octobre 2019 dans Le Point, titrée de manière provocante Guy Vallancien, membre de l’Académie de médecine, prend à rebours le discours ambiant sur l’intelligence collective.
Après avoir dépeint une société où l’individualisme mène à la solitude, où l’absence de dépassement de soi aboutit à une forme d’hypocrisie des mouvements sociaux spontanés, il vilipende l’intelligence collective, présentée comme un refuge aussi superficiel que vain. « Alors pour combler le vide on se met à la mode du co… On co-construit, co-produit, co-loue, co-voiture et co-pule entre co-pains. On développe des co-mmunautés, mais finalement on reste seul, incapable de se mettre à la place de l’autre ; on co-habite juste. »
Une fois passé le léger agacement lié à l’outrance du propos, le texte finalement interroge. Et si Guy Vallancien disait tout haut ce qu’un certain nombre de personnes, dans les entreprises qui ne jurent que par le co, pensent tout bas ? Et si, au-delà de l’évidente recherche de polémique, il avait au moins en partie raison ?
Loin de moi l’idée de jeter le bébé avec l’eau du bain. On ne peut revenir en arrière, à une vision hiérarchique et silotée de l’entreprise qui séparerait la pensée de l’action, les décideurs des exécutants. Mais on peut néanmoins réfléchir à la manière dont le co est utilisé, au gré des objectifs que les organisations se fixent.
Les entreprises qui font régulièrement appel à l’intelligence collective poursuivent le plus souvent deux objectifs parallèles. Pour les atteindre, un certain nombre de précautions s’imposent.
Objectif n° 1 : renforcer la créativité, innover, trouver les réponses à des problèmes complexes
Depuis La sagesse des foules 1 on a tendance à considérer que le collectif est toujours efficace pour résoudre un problème de manière disruptive. Ce n’est peut-être pas aussi simple que cela. Dans Le secret des équipes innovantes, Cyril Bouquet, professeur de stratégie et d’innovation à l’IMD de Lausanne, cite plusieurs études pour l’expliquer.
Selon lui, le collectif pourra être plus performant que les individus, mais uniquement si les conditions suivantes sont réunies :
– la qualité du leadership ;
– la présence de contributeurs aux profils variés mais animés d’un objectif commun ;
– la possibilité donnée aux contributeurs d’expérimenter et d’apprendre de leurs échecs, c’est-à-dire d’acquérir une certaine sécurité psychologique.
Si ces conditions ne sont pas réunies, alors, bien souvent, comme disait Pierre Desproges : les intelligences ne s’additionnent pas, elles se divisent.
Objectif n° 2 : développer l’engagement de ses collaborateurs dans la transformation
On considère en règle générale qu’en donnant à un individu l’occasion de s’impliquer pour innover, co-élaborer ou résoudre collectivement des problèmes, on lui permet de se sentir utile et valorisé. Ce qui constitue un facteur d’engagement. Mais la chronique de Guy Vallancien pointe une vraie limite à ce mécanisme : le risque de saturation, qui doit amener les entreprises à réfléchir aux conditions d’utilisation du co. Pour faire de l’intelligence collective en entreprise un moteur d’engagement, plusieurs principes devront être respectés :
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Développer une culture bienveillante
Force est en effet de constater que, parfois, le co n’implique pas toujours dans les entreprises une attention véritable à la qualité des rapports humains et à une culture bienveillante. C’est ce que pointe Guy Vallancien dans la conclusion de sa chronique:
« Plutôt que de co… ceci, co… cela à tour de bras, repensons nos rapports humains. »
C’est vrai. Faire l’économie d’une culture bienveillante peut entraîner, au-delà de l’absence de sécurité psychologique évoquée plus haut, de la dissonance, du cynisme et donc du désengagement. L’inverse, donc, de l’effet souhaité.
- Équilibrer le co virtuel… et le co réel
Là encore, Guy Vallancien nous met explicitement sur la piste en affirmant que « on clique, mais on ne se touche plus, ne s’embrasse plus, ne se regarde plus sauf à travers des écrans perturbateurs. On renonce au réel pour se satisfaire du virtuel ! ». Les entreprises ne devront pas céder à la tentation de ne faire vivre ses co-mmunautés qu’au travers des réseaux sociaux internes. Car, là encore, le risque de désengagement est réel. Pour l’éviter, les entreprises devront trouver leur propre équilibre en articulant, ainsi que le prône Guy Vallancien, digital et présentiel.
- Faire du co un sujet de management
Dans des entreprises internationales où se réunir « pour de vrai » prend du temps et coûte cher, l’équilibre entre digital et présentiel devra être considéré comme un enjeu stratégique et prioritaire. Ainsi on pourra instaurer une politique du « co pensé » à différentes échelles, en local mais aussi au niveau des équipes, là où les rapports humains ont le plus besoin d’être restaurés. Les managers ne seraient pas en reste et deviendraient les premiers facilitateurs, auprès de leurs équipes, de l’intelligence collective de leur entreprise.
- Ne pas tomber dans la dictature du co
Être prêt à co nécessite un certain niveau d’engagement. La contribution n’est d’ailleurs que le quatrième niveau du tunnel de l’engagement tel que nous l’avons défini il y a quelques semaines chez Angie (voir L’interne, une partie prenante sous-estimée). Demander à tous de contribuer à tous crins, c’est nier cette réalité et s’exposer à un échec certain. Mieux vaut en réalité, pour impliquer le plus largement possible, s’adapter aux différents niveaux d’engagement des collaborateurs. Et se « contenter » de demander à certains d’accorder leur attention, de chercher à comprendre ou de défendre l’entreprise lorsque celle-ci est attaquée.
- Adopter l’écologie de la contribution
Dans certaines entreprises, on constate un certain « ras-le-bol du co ». Ras-le-bol des collaborateurs (et de leurs managers) d’être sollicités à tort à travers, sans toujours comprendre pourquoi et pour quoi. Le message, souvent sans équivoque : « Laissez-nous bosser. »
Des solutions existent pour limiter ces mécaniques de rejet. Ne solliciter la contribution que quand la valeur ajoutée de l’intelligence collective est avérée. S’adapter aux envies, aux préférences, aux appétences de chacun (solliciter les collaborateurs uniquement sur les sujets auxquels ils souhaitent contribuer). Expliquer le cadre et les résultats attendus. Remercier et – une dernière étape centrale – informer ensuite de l’exploitation des contributions
C’est à ce prix que l’intelligence collective constituera, plus qu’un effet de, une vraie tendance de fond créatrice de valeur et d’engagement durable.
1La sagesse des foules est une théorie, popularisée notamment par James Surowiecki dans un ouvrage du même nom en 2004, qui présuppose que la perception et la résolution d’un problème sont plus efficaces par une foule que par n’importe quel individu en faisant partie ou non.