Pourquoi nous n’intéressons pas les audiences ?
Les audiences ont des motivations aussi nombreuses que variées. Or la communication corporate en adresse un nombre très limité. Et surtout celles qui sont les moins attractives. Explication…
Dans un papier déjà ancien sur l’écologie de l’attention, nous insistions sur la nécessité pour les entreprises de s’interroger sur l’importance réelle de focaliser l’attention de leurs publics sur telle ou telle chose et de répondre à cette question, comme tout bon UX designer, en prenant en compte les motivations, les peines comme les rêves de ces publics.
En poursuivant ce travail avec nos équipes – toujours motivé par la volonté de mettre les contenus au service des gens (pas seulement des 20% de la population de niveau bac + 5) – nous sommes tombés sur une interview de Dmitry Shishkin, consultant indépendant, mais précédemment responsable du World Service Digital de la BBC.
Les producteurs de contenus font un effort inversement proportionnel à ce que les gens attendent
Il propose une grille très complète des besoins des audiences et montre surtout que la BBC – mais n’est-ce pas le cas de la plupart des éditeurs, à commencer par les entreprises ? – faisait un effort inversement proportionnel à ce que les gens attendent.
En effet, les audiences attendent de comprendre, d’être inspirées et de prendre du recul, alors que la majeure partie des contenus les informent ou les divertissent. Et principalement dans le flux, où s’imposent les temps courts et les biais algorithmiques.
Cette grille permet sans doute à un content manager de piloter très efficacement ses contenus et de sortir du piège corporate : donner des preuves, encore des preuves, sans que les gens ne puissent les décoder, soit parce qu’ils n‘ont pas compris ce qu’elles étaient censées prouver (« prouver qu’on est une entreprise à mission », mais qui sait quelle est la finalité d’une entreprise à mission ?), soit parce qu’elles utilisent des termes abscons (« tel fait prouve notre engagement pour l’agriculture régénératrice », mais qu’est-ce que l’agriculture régénératrice ?).
Sans donner aux audiences « le plaisir de comprendre », on favorise l’ignorance et le repli sur soi
Ce sujet est d’autant plus problématique qu’en ces temps d’infobésité et de surcharge cognitive, de culture intensive des mots-valises (on y met ce qu’on veut) – la diversité est-elle la variété ou l’hybridation ? – et de transformation rapide, le manque d’attention aux vraies motivations conduit les audiences au repli sur leur « bulle d’information » et à la préférence pour les fake news simplificatrices.
Cette soif de repères – « m’éduquer », « m’aider à prendre du recul », « m’inspirer » – nous semble encore insuffisamment adressée par la communication corporate.
Elle demande en effet aux entreprises quatre efforts difficiles :
- Communiquer dans ce que les experts appellent la « langue claire » : un niveau de langue B1 (dans l’échelle européenne qui classe les niveaux de maîtrise des langues de A1, le plus bas, à C2, le plus expert). Ce niveau B1 est maîtrisé par 80% de la population, alors que seule 40% de la population maîtrise des niveaux de langue plus élevés. Chassons les concepts, les acronymes, les validations qui alourdissent en même temps qu’elles euphémisent ; parlons la langue des requêtes Google ou celle des forums !
- Accepter de répéter les choses plusieurs fois, fût-ce sous des formes différentes : généralement, plus de 50% de l’information mémorisée est perdue après seulement deux jours et la déperdition continue les jours qui suivent (cf. la courbe d’Ebbinghaus).
- Privilégier des questions cash, l’anecdote fun et légère, pour entrer dans les sujets. Ce que nous apprend le microlearning, dont le succès est fulgurant.
- Transformer ces collaborateurs en inspirateurs. Ils seront toujours plus crédibles que la marque, et encore davantage s’ils acceptent de dialoguer avec des contradicteurs. Un de nos clients nous a récemment dit que le créateur d’une offre longtemps anecdotique mais désormais core business partait à la retraite. Pourquoi ne pas l’interviewer longuement, intimement, simplement. Le faire partager ses joies et ses peines, ses succès et ses échecs, les figures qui l’ont marqué…
« Éduquer », « aider à prendre du recul » et « inspirer » au royaume du fun
Instagram et YouTube sont les royaumes de ce genre de contenus. Inspirez-vous de ce thumbnail magazine (l’expression est de nous et mérite sans doute d’être challengée) sans doute trop polémique et peut-être trop C1… Lancé en février dernier, « So you want to talk about » comptait, début juin 2020, 10 000 abonnés ; ils sont plus de 2 millions aujourd’hui.
On peut également regarder du côté des entreprises. Quand Bpifrance décide par exemple de créer en décembre 2020 sa « messagerie optimiste », et de satisfaire le besoin « d’inspirer » en donnant la parole à des sportifs, des entrepreneurs qui livrent des « leçons de vie ».
Quand le Leem satisfait le besoin « d’éduquer » en créant une nouvelle page « Le médicament & moi » sur Instagram et Facebook, qui souhaite s’adresser à un public large : citoyens, patients et leurs familles, salariés du secteur…, afin de « répondre de manière pédagogique et ludique aux questions sur le médicament (de sa découverte à son utilisation en passant par sa fabrication) ».
Quand L’Oréal, enfin, édite un rapport annuel digital vu en 2020 par 3,6 millions d’internautes et qui répond parfaitement à l’objectif d’« aider à prendre du recul ».
En d’autres termes, l’innovation éditoriale n’est peut-être pas là où on l’attend – des formats « chouettes et snacky » – mais dans une petite révolution : se caler sur les motivations principales des audiences et leur donner le « plaisir de comprendre ».