Réinventer la notion d’influence
L’influence est partout. Dans nos relations interpersonnelles de tous les jours, dans les débats médiatiques, dans les lieux de réflexion, dans les universités, dans les couloirs des lieux de pouvoir, dans les mouvements de protestation, sur les réseaux sociaux…
Il est donc naturel qu’on en parle beaucoup, et en particulier dans nos métiers. Mais définit-on l’influence si clairement que cela ?
L’influence se définit par une finalité. Faire évoluer des opinions ou des comportements. Que ce soient ceux de groupes, de communautés, ou ceux d’individus, d’acteurs clés de l’environnement de l’entreprise (évitons de dire « grand public » puisque, comme dirait l’autre, le grand public n’existe pas). Et sans user de la contrainte. L’influence n’est d’ailleurs jamais très loin de la notion d’engagement (obtenir un engagement de ses publics peut être vu comme le stade le plus élevé de l’influence).
En cela (l’absence de contrainte), l’influence est l’alternative à la force, au pouvoir ou au contrat (la rémunération) pour tous ceux qui souhaitent obtenir quelque chose.
Elle est donc un instrument du changement naturel et inhérent aux relations humaines et à la démocratie. Avoir une opinion, un point de vue, et l’exprimer, vouloir peser, persuader, convaincre, c’est déjà entrer dans le jeu de l’influence. Au fond, tout le monde influence tout le monde, et nous sommes tous des lobbyistes…
Mais réussir à être influent ne se fait pas sans conditions, et on aurait tort de croire que cela se réduit à une histoire de messages, aussi bien conçus soient-ils, diffusés dans des canaux, aussi efficaces soient-ils. Une stratégie d’influence ne débouche sur rien sans attention, sans confiance, sans persuasion et… sans temps.
1. L’influence nécessite de l’attention.
On parle ici de l’attention portée aux publics. Car un message ne sera jamais aussi bien approprié que par des publics à qui l’on a donné de l’attention.
Cela suppose de donner de la considération — et si on cessait une bonne fois pour toutes de parler de « cibles », en communication, comme si on allait leur tirer dessus ? Cela suppose de l’écoute — mais une écoute directe, et pas juste le fait de sonder des opinions ou d’exercer une veille des médias et des réseaux sociaux. Cela suppose des rencontres — une entreprise n’est écoutée que par ceux avec qui elle est connectée, ceux qu’elle rencontre, avec qui elle dialogue, elle établit des liens. Et, ce faisant, elle prépare des réseaux d’alliés.
Rencontrer et dialoguer dans l’idée d’influencer, immédiatement ou à terme, est-ce cynique ? Certains pourront le dire. Mais nous préférons y voir un échange naturel. Car pour recevoir, il faut donner ; pour être entendu, il faut écouter ; et pour être influent, il faut accepter d’être influencé. Et il faut même le vouloir ! De l’attention donnée naît la permission reçue, en somme.
L’exercice de la rencontre avec les publics permet aussi de connaître intimement ceux qui nous sont utiles et aide à se débarrasser des « fantasmes de réunions », et notamment de deux torts hélas très généralisés : croire que l’entreprise est le centre du monde, et croire que les publics sont captifs.
Et comme nous aimons à le dire chez Angie, le directeur de la communication doit être l’ambassadeur du monde extérieur dans l’entreprise… Aller au contact des publics permet de remplir cette noble mission.
2. L’influence nécessite de la confiance.
Une entreprise ne sera pas influente si les conditions de la confiance ne sont pas réunies. Il nous semble donc utile de rappeler, au-delà de l’attention déjà mentionnée, les autres facteurs qui font que l’on a confiance (ou pas) dans une personne, une entreprise, ou une institution :
Pas de confiance sans prévisibilité. Autrement dit, pour faire confiance à un locuteur, on doit l’estimer stable. Stable dans sa constitution, sa vision, ses valeurs, sa manière de penser et de fonctionner, stable dans son comportement. L’imprévisibilité crée du stress et de la défiance (qui a pensé à Donald Trump en lisant ces lignes ?).
Et être prévisible, pour une entreprise, n’est pas chose évidente dans des environnements qui sont eux-mêmes changeants et challengeants, et où l’on subit des pressions internes et externes… Cela demande au contraire beaucoup de hauteur, de sagesse, de calme. D’où, d’ailleurs, l’intérêt pour une entreprise de stabiliser son référentiel culturel, des valeurs aux principes d’action.
Pas de confiance sans fiabilité. L’enjeu est ici très simple, il s’agit de faire ce que l’on dit.
Peut-on encore écrire « pas de confiance sans légitimité », en 2020 ?
Je crois (et je le regrette) que non. Cela semble difficile dans un monde liquide, où chacun peut accéder au quart d’heure de gloire warholien du fait de la puissance de son discours plutôt que de son statut. La légitimité de certains corps est fortement remise en question (pour prendre un exemple, les organisations professionnelles taxées de non crédibles du fait même de leur nature de « lobbies ») et les réseaux sociaux attaquent la notion de légitimité à coups de boutoir…
3. L’influence nécessite de la persuasion.
On parle ici d’efficacité de la communication, d’impact d’un message auprès des publics. Sans prétendre donner des recettes toutes faites, les maîtres mots sont ici l’incarnation, l’intelligibilité, la rhétorique et l’agenda : l’incarnation de l’entreprise à travers ses individus, car la société de défiance écarte les personnes morales au profit des personnes physiques. Les entreprises ont d’ailleurs toujours eu besoin de dirigeants « bons clients » pour leur communication (les médias préférant par exemple raconter des histoires de capitaines d’industrie, que des histoires d’entreprises). Mais cela augmente considérablement l’importance du porteparolat officiel, qu’il soit médiatique ou digital. Alors, sans dirigeant charismatique, point de salut ? Peut-être pas, car toute personne peut être efficacement accompagnée dans l’expression d’un message. Mais le dirigeant peut désormais difficilement être un homme invisible ;
l’intelligibilité du message, autre sujet difficile dans un monde complexe… qui refuse la complexité. Nous aurions une attention de poisson rouge, nous disent les études d’efficacité des contenus sur les réseaux sociaux. Il faut donc faire court, très court… mais on ne traite pas un sujet complexe dans une vidéo de six ou quinze secondes.
La subtilité de l’exercice narratif est sans doute de refuser de céder à la tentation de la caricature, sans pour autant considérer que les publics sont captifs, disponibles et désireux de digérer des contenus longs et complexes.
Là encore, les recettes ne sont pas toutes faites, mais souvenons-nous que la communication gagne à s’inspirer du journalisme et qu’en ligne, l’exercice du journalisme consiste souvent à travailler deux temporalités : celle, immédiate, nerveuse, du court, facile à consommer, du message simple, des faits et des chiffres, isolés mais diffusés à bon escient et au bon moment. Et celle, plus calme, du grand format, qui met le message en récit, donne le contexte et le sens, touche des publics moins nombreux mais plus attentifs et intéressés. Du très court et du très riche, en somme. Et – très important – entre les deux, rien ;
le sens du message et de la rhétorique. Car la réflexion sur la bonne expression du message nous semble sous-utilisée dans les métiers de la communication. Ceux que l’on considère comme des influenceurs ont généralement un sens de la formule, de l’image, de la punchline, de l’anecdote, de la métaphore, qui manque souvent à la communication d’entreprise, trop concentrée sur l’énonciation d’une pensée ou d’un message, et sans doute pas assez sur un style ; l’agenda, enfin. Car le bruit environnant les entreprises invite à se mettre dans une posture réactive, mais qui implique justement d’être « en réaction » plus qu’en action.
Or, les plus influents sont ceux qui arrivent à fixer eux-mêmes leur agenda… c’est à-dire à poser un objet dans l’espace public, à faire événement, et à mettre les publics et les parties prenantes en situation de réagir, plutôt que l’inverse. C’est une question de posture et un enjeu absolument stratégique.
4. L’influence demande du temps
Et cela ne nous arrange pas toujours dans le monde de l’instantanéité. À long terme, nous serons d’ailleurs tous morts, et les enjeux du moment ne doivent pas être sacrifiés au seul long terme. Mais pour qu’une idée fasse son chemin, il faut du temps, et le monde digital n’y a rien changé. Les grands mouvements des années 2010, qui répondent typiquement à des enjeux d’influence (changer les comportements des hommes vis-à-vis des femmes, changer la consommation alimentaire en réponse aux enjeux du bien-être animal…), ont pris le temps que nécessitent les grandes transformations.
C’est la notion « d’inception » : implanter dans la tête des publics, dans la société, une idée, une petite graine qui fera son chemin et prendra de l’ampleur.
Cela nous renvoie d’ailleurs à un enjeu spécifique de l’influence : celui de la relation aux jeunes. À l’âge où l’on se fait des opinions que l’on conservera peut-être toute sa vie, les « jeunes » (et notamment les étudiants) doivent avoir toutes les cartes en mains pour se faire ces avis. L’entreprise ne doit-elle pas y contribuer en allant davantage à leur rencontre ? C’est un pari sur l’avenir, qui doit aussi faire partie du mandat des communicants.
Le temps, c’est, enfin, l’acceptation de la critique. Car il n’est pas possible d’être influent si l’on n’accepte pas de prendre des coups. Les coups reçus (et notamment la controverse sur les réseaux sociaux) sont le signal d’une importance donnée à un émetteur… et doivent être analysés comme tels.
Rappelons-le, l’influence a pour finalité de créer des changements, et il n’y a pas de changements sans frictions (« on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », pour le dire simplement). L’absence d’opposition à une idée, une opinion ou un projet est plus souvent le signe d’une absence d’intérêt et d’influence qu’un bon signe en soi…
Accepter la critique, c’est un changement de paradigme dans les entreprises qui ont eu une approche de leur communication très « risk-averse ». Il est souvent compris intellectuellement, mais moins facile à accepter dans l’immédiateté du quotidien. Bref, c’est une culture de la communication qui doit faire son chemin.
Et, on le sait bien, cette mise à jour de logiciel prend… du temps.